lundi 9 avril 2012

Le Vitrail en Champagne méridionale (2) ; des techniques de décor et des couleurs chargées de sens*.

Verrière de Passion (vers 1490)
Eglise sainte-Madeleine de Troyes 

* Ce message est extrait d'une communication « Les vitraux en Champagne méridionale, une source d’Histoire » donnée le 13 octobre 2001 à une table ronde sur les sources d’Histoire en Champagne-Ardenne tenue à Ay, organisée par le Centre d’Études Champenoises, Université de Reims-Champagne-Ardenne, et d'une conférence donnée le 11 mars 2002 à l'Université Paris IV - Sorbonne, au séminaire d'Histoire moderne du Professeur Yves-Marie Bercé.


  L'église Sainte-Madeleine de Troyes conserve des vitraux exceptionnels. La verrière de la Passion du Christ, datable des premières années 1490, est remarquable par le fait qu'elle utilise des types de verre alors rares sinon uniques à Troyes aux XVe et XVIe siècles : verre éclaboussé et verre vénitien (il semblerait qu'il n'y ait qu'un seul autre exemple d'utilisation de verre vénitien, à la cathédrale de Troyes).
 Cette fin de XVe et ce début de XVIe siècle voient le règne du verre coloré, aux couleurs chaudes et intenses, de tradition médiévale, avant qu’il ne soit supplanté par l'utilisation de la grisaille rehaussée de jaune d'argent, à partir des années 1540. 
  Peut-on considérer cette utilisation de la couleur et de verres spécifiques comme uniquement esthétiques ? Cette place des couleurs est importante et sans aucun doute, comme nous le démontrent les travaux de Michel Pastoureau dans d’autres domaines, elles avaient une signification bien précise dans leur utilisation et combinaison tant dans l’héraldique que dans la vie quotidienne. En était-il de même pour le vitrail ? 

"La Flagellation", verrière de la Passion
Eglise Sainte-Madeleine de Troyes
 Dans la scène de la Flagellation, des pièces de verre vénitien à filets rouges et jaunes sur fond incolore ont été utilisées, ainsi que des pièces de verre marbré (vert à marbrures rouges pour la colonne à laquelle est attaché le Christ) et du verre peint au pochoir pour le fond bleu, représentant des rinceaux à effet damassé.
 Dans cette scène de la Flagellation, le verre vénitien aux filets orne des parties de vêtement de trois de ses quatre bourreaux : la coiffe de l’un, le haut du vêtement d’un deuxième et le bas d’un troisième.

"Ecce Homo", verrière de la Passion
Eglise Sainte-Madeleine de Troyes

Dans la scène de la présentation du Christ à Pilate par Caïphe, le verrier a utilisé à nouveau du verre vénitien mais cette fois aux rayures irrégulières rouges et jaunes sur fond incolore pour la robe du grand prêtre Caïphe. Du verre éclaboussé de rouge sur fond incolore, pour représenter les meurtrissures et plaies du Christ, présenté à Pilate, ce dernier portant une robe entièrement rouge, tandis que le manteau de dérision du Christ est bleu. Le fond est vert ; certaines pièces avec des marbrures rouges.

"Le Couronnement d'épines", verrière de la Passion
Eglise Saint-Madeleine de Troyes

  Le verre vénitien est encore utilisé pour la réalisation de la tunique d'un des bourreaux qui plantent à l'aide de bâtons la couronne d’épines sur la tête du Christ. 

Pourquoi l’utilisation de ces techniques ? 

 Si l’éclaboussé de rouge est utilisé pour que les flétrissures du Christ paraissent plus réalistes et par conséquent plus édifiantes, le rayé identifie clairement certains personnages : trois des quatre bourreaux flagellant le Christ, un des trois bourreaux qui couronnent le Christ et le Grand Prêtre Caïphe. 
 Michel Pastoureau a démontré dans son ouvrage L’étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, que la rayure avait au Moyen Age une signification péjorative, voire une connotation infamante, un usage existant dès avant l’An Mil [1] dans l’enluminure ou la peinture murale, et trouvant son aboutissement à la fin du Moyen Age dans la société. La rayure distinguait des personnes en marge ou en dehors de l’ordre social, parmi lesquelles les bourreaux et les Juifs. Ainsi, dans notre cas, l’utilisation du verre vénitien est une illustration parfaite de cette volonté de marquer du sceau de l’infamie le Grand Prêtre Juif et ses acolytes, tortionnaires du Christ.

 Dans l'iconographie du Moyen-âge et de cette époque, on pouvait également identifier les Juifs par des éléments caractéristiques, comme le port de coiffes pointues, visibles sur certains panneaux de cette verrière (le Christ battu et humilié ; dans celui-ci, son visage est voilé alors qu'un de ses tortionnaires lui crache au visage).

"Le Christ frappé et humilié", Verrière de la Passion
Eglise Sainte-Madeleine de Troyes
 Par extension, une interprétation peut être donnée aux couleurs utilisées dans ces scènes. Dans la Flagellation, le quatrième bourreau du Christ ne comporte aucune rayure ostensible, sinon de légers filets  rouges sur les manches jaunes. Les couleurs dominantes qui identifient ce personnage sont le vert et le rouge ; vert pour le haut des vêtements et rouge pour le bas. Le vert se retrouve dans le bas du bourreau à gauche tandis que le rouge dans le haut du vêtement de celui qui se place à l’arrière plan. Ainsi, dans leur association avec les rayures, le vert et le rouge prennent une connotation déshonorante. Leur coexistence dans un même personnage, en couleurs dominantes, et dans une même scène ne tient-elle pas de cette intention d’avilissement, tout en faisant varier les associations afin d’éviter le ton sur ton ou le rayé sur rayé ? Par ailleurs, le vert et surtout le rouge sont aussi des couleurs prescrites à certaines catégories d’exclus dont les condamnés, les non-chrétiens... Couleurs voyantes, « elles fonctionnent comme des signaux indiquant une transgression sociale » [2].
 Il faut noter aussi que le manteau de dérision du Christ, sensé être pourpre, ou rouge, selon saint Jean, est bleu dans notre verrière, alors que le manteau de Ponce Pilate est entièrement rouge, couleur de l'autorité impériale mais aussi couleur de l'infamie dans le cas présent ?

 Ainsi les techniques de coloration utilisées et les combinaisons de couleurs ont une fonction symbolique et répondent à un code connu à l’époque. De ce fait elles sont chargées de sens.

  Cependant sont-elles la volonté du donateur ou de l’artiste, ou encore de l'autorité ecclésiastique dont dépendait l'église ? 
  D'où provenaient ces pièces de verre rares à Troyes ? 
 Comment leur utilisation et la mise en oeuvre des combinaisons de couleurs ont pues être décidées entre artiste,  autorité religieuse et donateur, d’autant que la place de ce dernier devient importante dans le vitrail ? Ici, le donateur, Nicolas Le Muet et son épouse Catherine Boucherat occupent avec leurs enfants et leurs saints protecteur tout le registre inférieur de la verrière.

Nicolas Le Muet et son fils, présentés par saint Nicolas
Verrière de la Passion,  église Sainte-Madeleine de Troyes

Catherine Boucherat et ses filles, présentées par sainte Catherine
Verrière de la Passion,  église Sainte-Madeleine de Troyes 
 Une étude plus approfondie de la couleur et de ses associations dans le vitrail mériterait de voir le jour.


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[1] Librairie du XXe siècle, Seuil, Paris, 1991, p. 31.

[2] Michel Pastoureau, « L’Église et la couleur des origines à la Réforme », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1989, p.228.

Voir aussi Danielle Minois, Le vitrail à Troyes : les chantiers et les hommes (1480-1560), Corpus Vitrearum, - PUPS, 2005, p.158-160.


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